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Edvard Munch, un poème de vie, d’amour et de mort

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Exposition, au Musée d’Orsay, en partenariat exceptionnel avec le Munch Museet d’Oslo – jusqu’au 22 janvier 2023 – Derniers jours.

Le parcours de vie d’Edvard Munch est rempli de traumatismes et de drames, il réinterprète la mort dans sa peinture. Né en 1863 en Norvège, Munch perd sa mère à l’âge de cinq ans, sa tante, Karen Bjølstad, chargée de son éducation, pratique la peinture et l’initie au dessin. A l’âge de quatorze ans il perd sa sœur aînée de la tuberculose, entre en 1880 pour quelques mois, au Collège royal de dessin et participe, à partir de 1883, à des expositions collectives. On peut considérer qu’il s’est largement auto-formé. Munch découvre en 1884 le milieu de la bohème de Kristiania – le nom d’Oslo jusqu’en 1924. En 1885 il séjourne pour la première fois à Paris où il résidera de 1889 à 1892. Sa peinture reflète ce qu’il vit, elle est au départ, très mal acceptée : en 1886 il présente son tableau L’Enfant malade au Salon d’automne de Kristiania et provoque un scandale, et en 1892 ses œuvres choquent et sont vivement critiquées au Verein Berliner Künstler, lors d’une exposition personnelle qui ferme ses portes au bout d’une semaine. À Berlin où il vit, il fréquente le cercle littéraire et rencontre entre autres August Strindberg – dont il réalisera en 1896 un portrait sur lithographie – technique à laquelle il s’initie, ainsi qu’à la gravure, notamment sur bois.

En 1896 il participe au Salon des Indépendants, à Paris et réalise l’affiche des pièces d’Henrik Ibsen, Peer Gynt et John Gabriel Borkman jouées au Théâtre de l’Œuvre ; il dessine des illustrations pour les pièces de Strindberg et pour Les Fleurs du mal de Baudelaire. En 1902 il expose à la Sécession de Berlin une vingtaine de tableaux sous le titre Présentation de plusieurs tableaux de vie, en fait la première esquisse de La Frise de la vie. En 1906, le célèbre metteur en scène allemand Max Reinhardt – fondateur des Kammerspiele à Berlin, qui modifient le rapport scène/salle – lui commande des décors pour Les Revenants et pour Hedda Gabler, d’Ibsen. Sa rencontre avec le théâtre est fondamentale et modifie son regard sur l’architecture de ses toiles.

Souffrant d’une dépression, les années 1908 et 1909 sont sombres. Munch demande à être hospitalisé dans la clinique psychiatrique du Dr Jacobson, à Copenhague. Il présente ensuite des projets, notamment des concours de décors pour l’université de Kristiania, certains finiront par être acceptés. À partir de 1916 il réside près d’Oslo où il a acheté la propriété d’Ekely, et y restera jusqu’à sa mort, en 1944. C’est en 1918 qu’il organise l’exposition La Frise de la vie à la galerie Blomqvist de Kristiania et publie quelques mois après un livret où il retrace son travail sur la Frise. En 1937, quatre-vingt-deux de ses œuvres sont arrachées des musées allemands et confisquées par les nazis qui les jugent comme dégénérées.

Edvard Munch a longtemps dérouté par le côté inachevé de ses toiles qu’il aime à rapprocher, comme des ensembles. Pour lui, chacune prend tout son sens quand elle s’inscrit dans une série. Il construit ainsi son discours pictural taraudé par les grandes questions existentielles que sont l’amour, l’angoisse, le doute et la mort en écho aux drames familiaux traversés (mort de sa mère puis de deux sœurs et d’un frère, père austère). « La maladie, la folie et la mort étaient les anges noirs qui se sont penchés sur mon berceau » écrit-il dans l’un de ses carnets de notes et rapporté dans le programme de l’exposition. Sur ce thème, le Musée d’Orsay présente entre autres Près du lit de mort (1895) réminiscences de la mort de sa sœur aînée, L’Enfant malade (1896) où la mère semble prier près de sa fille ; La Lutte contre la mort (1915). Ses sombres états d’âme s’expriment aussi à travers des œuvres comme Désespoir, Humeur malade au coucher de soleil (1892) un paysage lugubre couvert d’un ciel orangé ou comme Mélancolie (1894/96) un homme pensif devant un vaste horizon aux dégradés sombres à l’avant avec pourtant quelques traits de clarté, au loin.

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D’une autre veine, et se répondant l’une à l’autre, on trouve des œuvres comme Danse sur la plageJeunes filles arrosant les fleurs – Arbres au bord de la plage (1904) – Sur le pont (1912/13), Les Jeunes filles sur le pont, en 1918, avec reprise de motif en 1927 puis avec Les Dames sur le Pont (1934/40). Il fait une lithographie intitulée Madone (1895/96) où la longue chevelure féminine sert de lien de communication entre le sentimental et le spirituel. Vampire (1895) initialement intitulé Amour et douleur évoque la femme castratrice, puis Vampire dans la forêt (1924/25) interprétation d’un couple désuni dans une atmosphère d’anxiété, est la reprise du motif.

Tout au long de sa carrière Munch peint des autoportraits, une façon de marquer les événements importants de sa vie, d’y exposer sa sincérité et sa vulnérabilité. On voit ainsi dans l’exposition les œuvres de différentes périodes : Autoportrait à la cigarette et Autoportrait au bras de squelette, une lithographie (1895), l’inquiétant Autoportrait en enfer (1903) ; Nuit blanche, autoportrait au tourment intérieur (1920), Autoportrait devant une œuvre, une photographie/épreuve gélatino-argentique de 1930, un Autoportrait de la fin de sa vie (1940/43), « Nous ne mourons pas, c’est le monde qui meurt et nous quitte » écrit-il dans un carnet de croquis.

Son œuvre emblématique, initiée au cours des années 1890, La Frise de la vie – où il regroupe ses œuvres pour leur donner cohérence, oeuvres sur lesquelles il travaillera toute sa vie – est montrée pour la première fois à Berlin, en 1902. Elle a été pensée comme une série logique de tableaux qui donnent un aperçu de la vie. « J’ai ressenti cette fresque comme un poème de vie, d’amour, de mort » écrit-il en 1919. Son œuvre la plus célèbre, Le Cri, y est déclinée en plusieurs versions, peintes et gravées, on trouve notamment à Orsay une lithographie faite en 1895 et un dessin réalisé en 1898 au crayon et pinceau sur papier, Tête du « Cri » et mains levées.

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Dans toute son étrangeté Edvard Munch est un inclassable. Son œuvre étonne et/ou dérange et n’appartient ni au symbolisme ni à l’expressionnisme même s’il en est peut-être l’un des précurseurs. Son exploration de l’âme humaine met à l’épreuve, et dans l’intimité des sentiments qu’il fait partager, se trouve une dimension universelle. Admirateur de Paul Gauguin, comme lui et malgré ses fantômes, il fait très librement l’usage de la couleur, cinglante et provocatrice parfois, pour traduire sa vision singulière du monde.

L’exposition du Musée d’Orsay, Edvard Munch, un poème de vie, d’amour et de mort, – finement réalisée sous le Commissariat de Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie avec la collaboration d’Estelle Bégué, chargée d’études documentaires au musée d’Orsay – permet, au-delà du Cri, de rencontrer l’ensemble de La Frise de la vie, ce grand récit de l’âme humaine et de découvrir d’autres versants de la vie et de l’œuvre de cet immense artiste.

Brigitte Rémer, le 7 janvier 2023

Exposition organisée par l’Établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie, en partenariat exceptionnel avec le Munch Museet d’Oslo – Publications : Catalogue de l’exposition, coédition musée d’Orsay/RMN, 256 pages, 45 € – Les Mots de Munch, coédition musée d’Orsay /RMN, 128 pages, 14,90 €.

Jusqu’au 22 janvier 2023, du mardi au dimanche de 9h30 à 18 heures, 21h45 le jeudi – Musée d’Orsay, esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007. Paris – métro : Solférino – tél. : 01 40 49 48 14 – site : musées-orsay.fr

Visuels : 1/ – Soirée sur l’avenue Karl Johan, 1892 © Dag Fosse/KODE – 2/ – Vampire, 1895, Oslo, Munchmuseet © Munchmuseet / Richard Jeffries – 3/ – Rouge et blanc (Rødt og hvitt) Munchmuseet, Oslo, Norvège © Munchmuseet, Oslo, Norvège / Halvor Bjørngård.

Giorgio de Chirico. La peinture métaphysique

La Mélancolie du départ, (1916)  *

Exposition organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie, à Paris et la Hamburger Kunsthalle de Hambourg – commissariat général Paolo Baldacci, président de l’Archivio dell’Arte Metafisica – au Musée de l’Orangerie.  

Giorgio de Chirico (1888-1978) naît en Grèce dans une vieille famille cosmopolite de Constantinople, d’origine italienne. Il perd son père à l’âge de dix-sept ans, voyage en Italie de 1909 à 1911, séjourne à Florence, Rome et Milan, avant de s’installer à Munich avec son frère et sa mère. Pendant ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Munich il s’imprègne des philosophes, notamment de Nietzsche et voyage en 1911 à Turin sur ses pas, séjour au cours duquel le philosophe était au bord de l’effondrement. De Chirico cherche à la frontière du visible et de l’invisible, parle d’un éternel retour et d’éternité.

On entre dans son monde onirique et philosophique, aux couleurs affirmées, à travers trois espaces successifs relativement intimes et prêtant à la méditation. Trois périodes pour révéler à travers ses esquisses, études, dessins et huiles sur toile ce peintre de la métaphysique, proche du surréalisme.

Le premier espace d’exposition s’intitule Munich : la proto-métaphysique et parle des mythes de la Grèce antique à travers les peintres symbolistes allemands qu’il admire et qui nous sont montrés dans l’exposition : Arnold Böcklin (Ulysse et Polyphème et Vision en mer/1896) et Max Klinger (L’Enlèvement de Prométhée/1894). Son frère, duquel il est très proche, Alberto Savinio, peintre et écrivain, l’accompagne dans la région de leur enfance, la Thessalie. Centaures et Argonautes lui servent d’inspiration et Ulysse errant, métaphore de la connaissance, a pour lui valeur de modèle. Il réalise Prométhée (1908) et le Centaure mourant (1909). Sa peinture prend en même temps une dimension autobiographique. Lors de ses séjours en Italie des visions l’envahissent qui font figure de révélations. Des formes symboliques, des images d’édifices archaïques, des contrastes d’ombre et de lumière marquent cette époque. « L’abolition du sens en art, ce n’est pas nous les peintres qui l’avons inventée. Soyons juste, cette découverte revient au polonais Nietzsche, et si le français Rimbaud fut le premier à l’appliquer dans la poésie, c’est votre serviteur qui l’appliqua pour la première fois dans la peinture » écrit de Chirico.

Le second espace d’exposition évoque Paris : la métaphysique, Paris où il séjourne avec sa famille entre 1911 et 1915. Il y côtoie le milieu artistique, s’inspire de Cézanne, Picasso et Matisse, rencontre Modigliani, Brancusi, Archipenko et d’autres, travaille surtout sur les associations d’idées et la quête du sens à travers d’énigmatiques compositions : « Lourde d’amour et de chagrin mon âme se traîne comme une chatte blessée. Beauté des longues cheminées rouges. Fumée solide. Un train siffle. Le mur. Deux artichauts de fer me regardent » écrit-il. Créateur d’un art nouveau et radical il participe de la vie artistique parisienne. Dans ses peintures se trouvent souvent la figure du père, ingénieur ferroviaire, et la référence au train. Ainsi dans La Récompense de la devineresse (1913) où une muse étendue sur un socle de pierre, à la manière d’une sculpture hellénistique, pense ou rêve entre deux palmiers penchés et le panache de la fumée d’un train qui passe au loin.

La Récompense de la devineresse (1913) *2

On y lit les lettres à Paul Guillaume, galeriste, des textes d’Apollinaire, on y voit une Nature morte de Picasso, Les Citrons de Matisse, présentés dans la revue Les Soirées de Paris. « Dans le mot métaphysique, je ne vois rien de ténébreux. C’est cette même tranquille et absurde beauté de la matière qui me paraît métaphysique » s’explique-t-il. Il expose au Salon d’Automne de 1912, travaille le thème récurrent des arcades et celui d’Ariane endormie avec La nostalgie de l’infini (1911), La Tour rouge ou La Tour rose et Le Rêve mystérieux (1913), Le Retour du poète (1914). Il joue avec les oppositions : masculin/féminin, dionysiaque/apollinien cette dernière notion esthétique développée par Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie. Il développe une suite d’œuvres inspirées des Illuminations d’Arthur Rimbaud et compose des récits picturaux avec fruits exotiques, artichauts, bananes, canons qu’il nomme la solitude des signes. Ainsi Mélancolie d’un après-midi (1913) et Le Revenant, appelé aussi Le Cerveau de l’enfant (1914) où la figure centrale a les yeux fermés comme est fermé le livre posé devant lui, illustration du thème de l’artiste voyant, frappé par la révélation ; ainsi une série de crayons et d’encres sur papier comme Deuxième étude pour nature morte (1914), Manuscrit sur l’art de l’avenir (1914). La figure du mannequin que l’on trouve dans nombre de ses œuvres, nous place à la frontière des êtres animés et objets inanimés. C’est la métaphore de l’artiste aveugle aux choses du présent mais qui sait jouer avec le passé et conjuguer le futur. Guillaume Apollinaire découvre sa peinture en 1913, il la qualifie de métaphysique. Ensemble ils partagent la vision d’un langage poétique qui se situe entre modernité et antiquité, ensemble ils cultivent le mystère des cultes orphiques et fréquentent les cercles culturels et littéraires parisiens. « L’étrangeté des énigmes plastique que nous propose M. de Chirico échappe encore au plus grand nombre. C’est au ressort le plus moderne, la surprise, que ce peintre a recours pour dépeindre le caractère fatal des choses modernes » dit le poète. Apollinaire lui présente Paul Guillaume, collectionneur et marchand d’art moderne qui sera son tout premier acheteur et l’intégrera, le 1er avril 1914, dans une exposition collective de sculptures nègres. De confidentiel, de Chirico commence alors à toucher un plus large public.

Le cerveau de l’enfant (1914) *3

Le troisième espace d’exposition, Ferrare, la grande folie du monde, couvre les années de la Grande Guerre. Giorgio de Chirico est envoyé avec son frère à Ferrare pour des raisons militaires, il y poursuivra ses recherches picturales dans des conditions précaires, souvent la nuit et sans atelier. On y trouve Le retour du poète (1914) : une haute cheminée de briques, une tour, le train au loin, ou encore La mélancolie du départ (1916) où s’entrecroisent une savante construction entre carte des continents perdus et instruments détournés des sciences mathématiques. De Chirico peint et met en scène de petites toiles aux objets inquiétants, faisant référence à la guerre et aux mutilés. Il entre en relation avec le peintre Carlo Carrà, militaire comme lui dans un hôpital où il crée des ateliers de rééducation. En 1918, le peintre Giorgio Morandi se lance aussi dans le langage métaphysique. Quelques-unes des toiles des deux peintres complètent l’exposition : Mon fils (1917) et Le Fils du constructeur (1917/21) pour le premier, plusieurs Nature Morte datant de 1918 pour le second. André Breton avait découvert l’œuvre de Giorgio de Chirico dans la vitrine de la galerie Paul Guillaume, par son tableau Le Cerveau de l’enfant. Lui qui avait publié en 1924 le Manifeste du Surréalisme en avait immédiatement compris la pensée et l’expression liées au mouvement. « Les œuvres peintes par Chirico avant 1918 gardent un prestige unique et, à en juger par le don qu’elles ont de rallier autour d’elles les esprits les moins conformistes, par ailleurs les plus divisés, leur pouvoir d’action reste immense » disait-il. Picasso s’en inspire en rendant hommage à de Chirico dans sa toile cubiste L’Homme au chapeau melon assis dans un fauteuil (1915) et Max Ernst avec La Piétà ou La Révolution la nuit (1923).

Organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie et la Hamburger Kunsthalle de Hambourg, l’exposition Giorgio de Chirico – La peinture métaphysique nous mène au cœur d’une œuvre singulière qui a pris place dans la vie artistique européenne et les mouvements qui ont habité le début du XXème siècle. Les influences, reçues et données mises en dialogue avec les œuvres de Giorgio de Chirico montrent les tourments et les questionnements des artistes et intellectuels de l’époque notamment les plasticiens et les poètes, leurs visions et leurs rêves, leurs idées philosophiques et représentations métaphysiques, la Grande Guerre. Par de petits et moyens formats montrés dans l’exposition on voyage en terre étrangère, traversant le temps et rencontrant les artistes qui ont marqué ce temps. Une belle découverte.

Brigitte Rémer, 15 septembre 2020

Commissariat général Paolo Baldacci, président de l’Archivio dell’Arte Metafisica – commissariat de l’exposition à Paris Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie – commissariat de l’exposition à Hambourg Dr. Annabelle Görgen-Lammers, conservatrice à la Hamburger Kunsthalle.

Du 16 septembre au 14 décembre 2020 – Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, Place de la Concorde. 75001 Paris – tél. :  +33 (0)1 44 77 80 07 +33 (0)1 44 50 43 00 – ouvert de 9h à 18h (dernier accès à 17h15) – fermé le mardi.

* – La Mélancolie du départ – 1916 – Huile sur toile – 51,8 x 35,9 cm – Royaume-Uni, Londres, Tate Collection – Photo © Tate, Londres, Dist. RMN-Grand Palais/ Tate Photography – © ADAGP, Paris, 2020.

*2 – La récompense de la devineresse – 1913 – Huile sur toile – 135,6 x 180 cm – Philadelphia Museum of Art, The Louise and Walter Arensberg Collection, 1950 –  © Artists Rights Society (ARS), New York / SIAE, Rome – © ADAGP, Paris, 2020.

*3 – Le cerveau de l’enfant – 1914 – Huile sur toile – 80 x 65 cm – Suède, Stockholm, Moderna Museet Stockholm – Photo © Moderna Museet / Stockholm – © ADAGP, Paris, 2020.

Degas à l’Opéra

« La Loge » pastel sur papier (1885) © Musée d’Orsay

Exposition présentée par le Musée d’Orsay et de l’Orangerie, National Gallery of Art de Washington, l’Opéra de Paris à l’occasion de son trois cent cinquantième anniversaire, et avec le concours exceptionnel de la Bibliothèque Nationale de France – Commissaire général Henri Loyrette.

De l’Opéra, Edgar Degas capte les coulisses, les salles de répétition, l’entrée et la sortie de scène, le décor et le public, par quelques traits fougueux et parfois imprécis, dans une mêlée des couleurs. Il s’intéresse aux danseuses, aux musiciens de l’orchestre, aux spectateurs. Passionné de musique par son père, Degas prend l’opéra comme source d’inspiration majeure de son travail après avoir acquis un statut lui permettant d’y circuler, des coulisses au foyer. « Il fait très vite de l’Opéra son laboratoire, un endroit où il peut tester librement la question de l’éclairage, la forme et le fond » commente Henri Loyrette, commissaire général de l’exposition. Dans la salle de la rue Le Pelletier qu’il affectionnait particulièrement – salle détruite par un incendie en 1873 – et avant l’inauguration, en 1875, du nouvel Opéra construit par Charles Garnier, il observe, esquisse et expérimente. Il fait aussi longuement poser les jeunes modèles dans son atelier et rapporte avec une grande précision la position des bras, les pliés, la cambrure, la pointe et le cou-de-pied.

Né en 1834 dans une famille de la haute bourgeoisie, à l’origine de Gas, et doué d’un talent de dessinateur remarqué, Edgar Degas commence par fréquenter le Musée du Louvre et le cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale pour copier les œuvres des grands maîtres. Il est admis à l’École des Beaux-Arts de Paris comme élève du peintre Louis Lamothe, élève d’Ingres, avant de séjourner longuement en Italie pour se plonger dans la copie des maîtres de la Renaissance. Après son retour il expose, en 1865 au Salon de peinture et de sculpture, fréquente le café Guerbois, lieu de rencontre des artistes et intellectuels situé dans le quartier des Batignolles qu’il peint en 1868. Il séjourne pendant deux mois sur la côte normande, l’année suivante – à Étretat, Villers-sur-Mer et Boulogne-sur-Mer – où il dessine une série de paysages au pastel. Il participe à l’ensemble des expositions du groupe impressionniste dont la première a lieu en 1874, dans lesquelles il se montre actif. Il y expose, en 1881 sa sculpture la Petite Danseuse de quatorze ans – magnifique bronze fondu à la cire perdue de la taille d’une enfant, avec patine aux diverses colorations, tutu de tulle, ruban de satin rose dans les cheveux, posé sur un haut socle en bois – sculpture présentée dans l’exposition et qui, à l’origine, fit scandale. Plus de cent cinquante modèles en cire ou en terre seront d’ailleurs découverts dans son atelier après sa mort, en 1917. Les Impressionnistes le reconnaissent comme un des leurs même s’il privilégie les scènes d’intérieur, contrairement à eux, pour se protéger du soleil, ayant été sujet, très tôt, à des problèmes de vision. Une scission interviendra plus tard entre eux, en 1894, au moment de l’affaire Dreyfus.

Plus de deux cents oeuvres sont présentées au Musée d’Orsay, huiles, pastels, dessins et monotypes sur différents types de support – dont des éventails – mais aussi sculptures et maquettes de décors. Le parcours élaboré par les commissaires est construit en dix sections. Après une introduction au sujet intitulée « Génétique des mouvements » montrant très tôt l’intérêt de Degas pour le spectacle d’opéra, on plonge au cœur du sujet par la musique. La seconde section intitulée « Le cercle musical » témoigne des portraits de musiciens, d’instruments et d’instrumentistes. Ainsi le tableau Les Musiciens (1872/73) vus de la fosse d’orchestre, vêtus de noir, avec, au loin, la scène et les ballerines, ou celui de L’orchestre de l’Opéra ; des portraits, dont celui en gros plan de la pianiste Marie Dahau, sœur d’un joueur de basson qui avait commandé l’œuvre, et celui de Madame Camus au piano assise de dos, partition ouverte (fusain et crayon noir sur papier vélin, 1869).

« L’Opéra, de la salle Le Pelletier au Palais Garnier » troisième section, montre une imposante maquette de l’Opéra Garnier, réalisée avec force détails pour l’Exposition Universelle de 1900, à Paris. Un mur joliment scénographié met en relief des maquettes de décors : Aïda, l’Opéra de Verdi, datant de 1880 avec l’Acte III « les Rivages du Nil » ; Faust de Gounod dans son Acte IV « Les montagnes du Harz. » Des maquettes de costumes finement dessinées – aquarelle, gouache ou plume – comme celle de La Korrigane, conçue en 1880, pour le ballet de Charles-Marie Widor complètent cette partie.

La quatrième section intitulée « Salle, scène, coulisses » introduit aux premières classes de danse dessinées et peintes par Degas, à partir de 1870 :  entraînements à la barre, jetés, ronds de jambe, entrechats et pirouettes, bras arrondis et en suspens. Le regard fouille et le peintre travaille l’art du détail dans des jeux de miroirs. Ainsi, à côté des tutus blancs, des points de couleurs attirent le regard : émeraude, rouge, reflets bleus ou jaune paille, soie orangée, ceintures et rubans, nœuds dans les cheveux, rubans au cou, cheveux roux, chaussons rose pâle. Degas capte les danseuses y compris dans leur intimité et dans l’effort. Le Portrait d’amis sur la scène, portrait de Ludovic Halévy, dramaturge, romancier et librettiste, et celui d’Albert Boulanger-Cavé, inspecteur des spectacles publics, un pastel sur papier de 1879, sème le doute. Degas illustre les nouvelles des Petites Cardinal grand succès d’Halévy qui racontent les aventures galantes de deux danseuses de l’ancien Opéra de la rue Le Pelletier, monotypes en noir et blanc que le peintre définit comme des « dessins faits à l’encre grasse et imprimée. » Il s’invente aussi, quand de besoin, d’autres techniques, par exemple en enlevant l’encre pour créer de nouvelles formes.

La cinquième section : « Sérieux dans un endroit frivole, les abonnés », montre d’inquiétants personnages, messieurs vêtus de noir, chapeau claque, redingote et parapluie, plus ou moins dissimulés dans la coulisse et qui épient leurs protégées, jeunes danseuses principalement issues de milieux pauvres et proies idéales souvent livrées par leurs propres mères. On traverse le côté sombre de cet univers clos l’Opéra, basé sur la séduction et la domination. A deux pas de l’Opéra se trouve d’ailleurs une maison close. Dans Le Rideau, un pastel sur fusain et monotype monté sur carton, réalisé vers 1881, Degas met en scène un rideau décoré d’arbres et de verdure au trois-quarts baissé laissant apercevoir une ligne de jambes et de chaussons. Vu de la salle, les hommes patientent. Dans Deux hommes deux danseuses, pastel sur monotype de 1876/77, le premier couple est assis sur un banc, le second debout, hommes et jeunes femmes se parlent. Examen de danse, pastel sur papier datant de 1880, fait partie de cette série.

La sixième section, « L’Opéra, laboratoire technique », montre à quel point le contexte de l’Opéra a nourri Degas dans ses recherches en termes de supports et formats (éventails, tableaux en long), points de vue (le sujet vu en plongée ou en contreplongée, le sujet décentré), diversité des techniques. Ses tableaux sont soigneusement composés après de nombreuses esquisses jetées sur papier dans de petits carnets, et travaillées.  On trouve ainsi dans l’exposition des études comme La danseuse assise tournée vers la droite, une huile et peinture à l’essence sur papier bleu, esquissée vers 1873 ; des monotypes à l’encre noire comme Le Maître de ballet en 1876 ou Au théâtre, vers 1878 ; des négatifs sous verre mettant sur le devant de la scène une Danseuse du corps de ballet (vers 1896). La septième section se compose de formats particuliers sur lesquels Degas aimait à travailler, les « Tableaux en long », en fait, des doubles carrés. Ce format, qui pourrait évoquer une frise, lui permet de privilégier la diagonale. Le thème représente invariablement des danseuses dans une salle de répétition. On a l’impression de suivre une même danseuse dans les temps successifs de sa journée ou de son cours, comme en une sorte de décomposition du mouvement, façon Muybridge, ou comme une bande dessinée. Dans cette série, La Leçon de danse, tableau présenté au Salon impressionniste de 1880 ; Ballet, dit aussi L’Étoile, pastel sur monotype de 1876/77 où l’on voit une ballerine exécutant une arabesque, diadème dans les cheveux, ruban noir au cou, bouquet à la main, avec, en fond de scène à peine esquissées, le corps de ballet dans des volutes de tulle et de décors. Comme souvent, à l’abri d’un rideau, un homme à peine suggéré, observe. On voit aussi une ballerine penchée, ajustant son chausson, sa ceinture bleue attirant le regard, et une scène où Arlequin est aux pieds de la danseuse dans un décor rococo avec l’huile sur bois datant de 1895, Arlequin et Colombine.

Le thème de la huitième section traite des « Éclairages et points de vue ». Degas travaille l’incidence de la lumière sur les corps et sculpte le réel. Les lustres fastueux de l’Opéra sont mis en valeur, au moment où, au milieu du XIXe, apparaît l’arc électrique après que le gaz ait remplacé la bougie. Sont présentées dans cette section L’Opéra/Danseuses à la barre, dans l’ancien Opéra Le Pelletier (1877) pastel sur monotype dessiné depuis la scène, où les pointes en ligne des danseuses en tutus sont dans le même champ de vision que les premières rangées des spectateurs, et à peine suggérée par un indice noir, une épaule évoque la présence d’un homme aux aguets ; Étude de loge au théâtre, pastel sur papier de 1885, met en relief le visage penché vers la scène d’une spectatrice en surplomb qui se confond avec la statuaire de l’ornementation de la salle ; La Loge, montre des danseuses en mouvements et en couleurs, dans une atmosphère détendue.

Dans la neuvième section de l’exposition sont présentés les « Grands dessins synthétiques » d’Edgar Degas. A partir de 1886, après la dernière exposition des Impressionnistes, l’artiste se concentre sur le dessin au fusain, réalisé sur de grands formats, pour mieux capter le rythme du corps et des mouvements. « Une fois que je tiens une ligne, je la tiens, je ne la lâche plus » dit-il. Ainsi les Trois études d’une danseuse (1895/1900) ou la Danseuse assise (1873/74) graphite et fusain, avec rehauts de blanc sur papier rose mis au carreau ; Deux études de danseuses, l’une à la verticale, de face, en arabesque, l’autre à l’horizontale, de dos et réglant sa ceinture (vers 1873), pierre noire rehaussée de craie blanche sur papier vert. Toujours à la recherche de la perfection, Degas fait des esquisses, gros plans sur les pieds et les figures de danse. Dans la dernière section dite « Orgies de couleurs » les tutus blancs ressortent sur des fonds de couleurs soutenues et profondes. Ainsi les Danseuses bleues, huile sur toile de 1893/95 ; Trois danseuses en jupes saumon, pastel sur papier marouflé sur carton de 1904/1906 ; Deux danseuses au repos se détachant sur un fond jaune vif, pastel sur papier vélin fin, exécuté vers 1910 ; ou encore la Danseuse aux bouquets, huile sur toile, vers 1895/1900, où la ballerine au tutu violine, grand décolleté et fleurs dans les cheveux, reçoit des applaudissements, bouquets rouges entourés de papier blanc à ses pieds, avec en arrière-plan, un décor montagneux à la verdure abondante sous clarté diaphane.

Cette riche exposition, Degas à l’Opéra – présentée par le Musée d’Orsay et fruit d’un important travail, retrace l’histoire des petits rats, ces toutes jeunes filles de huit à seize ans que les mères poussaient parfois avec cruauté dans l’ascenseur social – a valeur documentaire. Issu du mouvement réaliste, avant d’être rattaché au courant impressionniste, Degas est au cœur des changements culturels de son époque qu’il observe finement, dessine, peint et sculpte avec beaucoup de relief et d’insolite, l’Opéra pour laboratoire. « Il faut avoir une haute idée non pas de ce qu’on fait « mais de ce qu’on pourra faire un jour » : sans quoi ne n’est pas la peine de travailler » écrivait-il.

Brigitte Rémer, le 5 octobre 2019

Commissaire général Henri Loyrette – Commissaires : Leïla Jarbouai, conservatrice arts graphiques au musée d’Orsay – Marine Kisiel, conservatrice peintures au musée d’Orsay – Kimberly Jones, conservatrice des peintures françaises du XIXe siècle à la National Gallery of Art de Washington – Autour de l’exposition, de nombreuses activités sont proposées telles que concerts, conférences, performance et spectacles (dont les 11 et 12 octobre un parcours spectacle, création de l’Opéra de Paris, sous la direction d’Aurélie Dupont, directrice de la danse à l’Opéra national de Paris et Nicolas Paul, chorégraphe).

Du 24 septembre 2019 au 19 janvier 2020, au Musée d’Orsay, grand espace d’exposition, 1 rue de la Légion d’Honneur. 75007 – métro : Solférino – site : www.musee-orsay.fr – tél. : 01 40 49 48 14. L’exposition sera ensuite présentée du 1er mars au 5 juillet 2020, à National Gallery of Art de Washington (États-Unis). Catalogue coédité par le Musée d’Orsay et la RMN (45 euros).